Rencontre avec Mme MARIA DIAS BORGES, Référent handicap du ressort de la Cour d’appel de Paris et de la Cour de Cassation.
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Il y a quelques années, un de mes clients en fauteuil devait se rendre au Palais. Sur ma demande, les personnels de contrôle de l’entrée du Palais, m’avait conseillé de prendre contact avec le « référent handicap » du Palais. J’avoue qu’à l’époque, j’avais renoncé, car j’avais un préjugé selon lequel de façon certaine, il allait falloir remplir des formulaires en multiples exemplaires, expliquer, argumenter et me heurter à une administration tatillonne et finalement peu efficace. Je me suis trompée, je le reconnais humblement, car lorsque je suis entrée en contact avec Mme Dias-Borges, la référente handicap du Palais, il y a quelques semaines, j’ai été très heureusement surprise de la facilité, de la souplesse et de l’efficacité de son intervention. J’ai pensé qu’il serait intéressant de lui donner la parole et je reproduis donc notre conversation ci-après qui s’est tenue le mercredi 25 janvier 2017 dans les locaux au Palais de Justice et aux « Deux Palais », la brasserie qui est un peu pour les professionnels qui fréquentent le Palais, comme une annexe accueillante et chaleureuse.
• Vous êtes la « Référente handicap du ressort de la Cour d’appel de Paris et de la Cour de Cassation». Quel est votre parcours ?
Originaire du Cap-Vert, je suis arrivée en France avec ma famille en 1975. Nous nous sommes installés à Oyonnax dans l’Ain, capitale de la plasturgie. Mes parents y ont trouvé du travail en temps qu’ouvriers dans une usine. Malvoyante depuis la naissance, j’ai dû intégrer dès mon arrivée en France à l’âge de 5 ans, après un très court passage dans une école classique, une école pour déficients visuels sur Villeurbanne à côté de Lyon. Pas simple pour une enfant de 5 ans d’être placée en internat, je l’ai vécu un peu comme un abandon d’autant plus que je ne parlais pas encore le français. J’ai beaucoup pleuré mais j’ai fini par m’adapter. Je rentrais tous les 15 jours chez mes parents. Avec du recul, je considère que cette école où j’ai poursuivi mes études jusqu’à un BEP « d’agent d’accueil et d’information » a été une vraie chance, car cela m’a permis d’être très tôt autonome, d’apprendre le braille et d’avoir accès à de nombreuses activités que je n’aurais pas pu pratiquer en étant scolarisée dans un milieu ordinaire (ski, cheval, escalade, cinéma, théâtre…). Cette école publique accueillait essentiellement des élèves aveugles ou malvoyant(e)s, parfois avec des handicaps associés et aussi des élèves dit « valides », ce qui assurait une mixité. Par le biais de cette école, j’ai aussi appris à connaître et à vivre la culture occidentale, étant issue de la culture africaine. Pour ma part, j’ai définitivement perdu la vue vers l’âge de 10 ans.
• Et votre parcours d’un point de vue professionnel ?
Dans ma recherche d’emploi, je me suis vite rendu compte que rien ne me serait facilité… Je me souviens que mon conseiller Pôle Emploi me demandait pourquoi je ne me contentais pas de rester chez moi. A force de persévérance, en 2001 après un stage de trois semaines à l’accueil téléphonique du Ministère de la Justice, le responsable de ce service m’a fait part d’un recrutement d’une personne reconnue travailleur handicapé pour l’accueil téléphonique du Palais de justice de Paris. Le service RH du Palais de justice de Paris m’a contacté après avoir retenu ma candidature. J’ai dû insister pour être reçue avant d’être engagée. C’était important pour moi de m’entretenir avec mon futur employeur avant d’être recrutée et ne pas être qu’une « statistique ». Aujourd’hui, tout cela a bien changé en positif. Quoi qu’il en soit, un poste a été aménagé en quelques mois et j’ai pris mes fonctions en décembre 2001. Mon intégration dans l’équipe n’a pas toujours été facile avec mes collègues, ils n’avaient pas l’habitude de travailler au quotidien avec une personne en situation de handicap. Comme beaucoup d’autres personnes, ils ne pensaient pas qu’une personne en situation en handicap est un individu à part entière avec ses défauts, ses qualités et son vécu. Et qu’en conséquence, j’en étais « forcement malheureuse »… Il a fallu dissiper tous ces malentendus. Parallèlement à cela, j’ai pu faire aboutir ma procédure de naturalisation, là aussi, à force de persévérance et en forçant les portes quand celles-ci n’étaient pas ouvertes. C’est aussi une fierté.
• Comment êtes-vous devenue le « Référent handicap du ressort de la Cour d’appel de Paris et de la Cour de Cassation» ?
En réalité très vite et plus encore au fil des années, je me suis aperçue que le Palais de justice de Paris n’était pas très accessible pour les justiciables en situation de handicap, et que le maintien dans l’emploi des magistrats et fonctionnaires en situation de handicap n’était pas forcément bien pris en compte. Il est arrivé parfois que des justiciables en situation de handicap convoqués ne puissent pas assister aux audiences par manque d’accessibilité. Après réflexions sur cette problématique, j’ai proposé aux chefs de cour en 2007, la création d’un « pôle handicap ». Validation du projet par les chefs de cour au comité d’hygiène et sécurité des conditions de travail départementales de Paris en juin 2008, pour une mise en place de la mission, au départ sur trois demi-journées par semaine sur le Palais de justice de Paris tout en gardant mes fonctions à l’accueil téléphonique. Par la suite, un bureau m’a été attribué, mais pas accessible du tout pour les personnes en situation de handicap susceptibles de s’y présenter. Cette mission répondant à une réelle attente, elle a été tout d’abord étendue par les chefs de cour sur l’arrondissement judiciaire de Paris, puis sur le ressort de la Cour d’appel de Paris depuis septembre 2013 où j’y suis à plein temps. Mon bureau est actuellement situé au 1er étage (1-K-20) dans les anciens locaux du cabinet médical, entre la presse judiciaire et le vestiaire des avocats ; ce qui amène à une parfaite visibilité par les justiciables, auxiliaires de justice, magistrats ou fonctionnaires souhaitant bénéficier du service du référent handicap. Mon poste est une création chefs de cour Paris, je suis placée administrativement sous l’autorité de la directrice de greffe de la Cour d’appel de Paris. Mon poste est également identifié auprès de la Direction des Services Judiciaires du Ministère de la Justice. Même si je bénéficie des aides logistiques spécialement adaptées telles que synthèse vocale, logiciel JAWS et plage braille qui me permettent d’accéder à Internet, lecture de mails, etc… Travaille actuellement à mes côtés, ma collaboratrice Jessica avec laquelle j’ai une totale relation de confiance, ce qui est important pour une personne aveugle. Elle est un peu mes yeux.
• Je crois savoir qu’il existe un Bilan d’activité que vous rédigez chaque année pour rendre compte de vos missions. Je vois par exemple que vous avez permis en 2016 l’accueil dans le Palais de 535 personnes en situation de handicap. Auriez vous une anecdote à ce sujet ?
En 2011, s’est ouvert le procès de l’incendie de l’immeuble du Boulevard Auriol qui avait fait 17 morts. Il y avait 45 parties civiles. L’audience se tenait devant la 1ère chambre du tribunal de grande instance de Paris à 13 h 30, c’était un procès très dramatique et très médiatique. A 13 h 30, je suis appelée en catastrophe, car une dame partie civile, était devant la porte de la salle d’audience et son fauteuil électrique ne pouvait franchir les portes de la salle d’audience. Manifestement personne n’avait anticipé. La presse était là, la tension était palpable. Il a fallu parlementer et finalement elle a accepté par les sapeurs-pompiers que nous avons sur site, d’être transférée dans un fauteuil manuel. Ce qui lui a permis comme les autres parties civiles, d’assister à l’audience. C’était la seule solution. Sur le coup dans l’urgence, l’ambiance était électrique. Dans ces situations, il faut faire preuve de diplomatie et d’empathie, car dans cette affaire déjà dramatique, il aurait été désastreux qu’une partie civile ne puisse accéder à l’audience par manque d’accessibilité. Très récemment, le cabinet d’un avocat très célèbre et très médiatique ayant des problèmes de mobilité a fait appel à notre service, pour une plaidoirie devant la 17ème chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Paris. Nous avons tout organisé en amont avec son cabinet.
• Votre action s’inscrit notamment dans un cadre plus large qui a été défini et fixé par la loi du 11 février 2005 dite « loi Handicap ».
L’accessibilité des locaux n’est qu’une partie de mon travail. Il faut savoir que la loi de 2005 prévoit l’accessibilité des bâtiments publics ou quand il s’agit de bâtiments anciens par exemple comme le Palais de justice, où cela n’est pas possible, un équivalent, par la mise en place de solutions alternatives au cas par cas. Le bilan d’activité détaille tout cela. Par ailleurs, en tant que « référent handicap », je participe également au recrutement, au maintien dans l’emploi, à l’aménagement de postes, pour les magistrats et fonctionnaires du ressort de la Cour d’appel de Paris. Concernant les aménagements de postes, je me suis aperçue que tout cela était très intellectualisé. On faisait appel à différents intervenants, mais ce n’était pas coordonné et souvent on n’y associait pas les personnes concernées. Il est important d’inclure la personne au centre du dispositif. Je me souviens il y a quelques années, un Procureur Général non-voyant est arrivé à la Cour d’appel de Paris. Il fallait donc de façon évidente adapter son poste de travail, avec des outils et logiciels bien spécifiques, ce dont avait été chargé le service « Informatique » de la Cour d’appel. Dans un premier temps, personne n’avait osé déranger le Procureur avec ces questions. Mais très vite devant l’inadaptation de ce qui avait été prévu, mes collègues du service informatique, un peu affolés, se sont tournés vers moi (ce qu’ils auraient dû faire d’emblée mais bon …) et personne n’envisageait de poser les questions directes et précises à l’intéressé en raison je crois de sa fonction. J’ai fini par le faire et tout a pu se régler avec beaucoup de simplicité et d’efficacité. Je siège aux commissions de recrutement mis en place par le ministère de la Justice pour les futurs fonctionnaires de catégorie A, B ou C. Ces recrutements se font par la voie contractuelle et non pas par concours. Notre préoccupation majeure est la recherche de la compétence.
• Le déménagement du tribunal du Palais de justice va-t-il affecter votre mission ?
Ce déménagement n’aura pas de réels impacts sur mes différentes activités, car même accessible, le référent handicap fera la passerelle entre les personnes en situation de handicap convoquées dans les différents services ou se présentant pour des actes judiciaires. Le déménagement du tribunal de grande instance de Paris aux quartiers des Batignolles permettra le rapatriement de certains services annexes de la Cour d’appel ou de la Cour de Cassation sur le site du Palais de justice de Paris. Un audit a été réalisé sur l’amélioration de l’accessibilité après déménagement du tribunal de grande instance de Paris, pour lequel j’ai été évidemment consultée.
• Que pensez-vous de l’expression « personne en situation de handicap » qui est utilisée aujourd’hui par la loi ? Est-ce un des nombreux euphémismes avec lesquels notre société tente de se protéger de la réalité, (non voyant, malentendant, personne à mobilité réduite etc…) ou bien cela implique-t-il un véritable changement du regard de la majorité des gens qui sont « valides » par rapport à la minorité qui se trouverait en « situation de handicap » ?
Dire d’un aveugle qu’il est « non voyant » ou d’un noir, qu’il est une « personne de couleur », c’est une forme de déni de réalité. Le fait de parler de « personne en situation de handicap » me parait plus sain et plus positif comme manière d’appréhender la réalité : une personne ne se réduit pas à son handicap. Une personne valide peut se retrouver à un instant T dans une situation difficile, qui ferait qu’elle serait en situation de handicap, par exemple, se retrouver à se diriger dans une pièce sans lumière et sans aide… C’est moins stigmatisant de parler de « personne en situation de handicap » parce que dans cette périphrase le mot « personne » est à égalité avec le mot « handicap ».
• A quelle question aimeriez-vous répondre ?
La question qu’on ne me pose jamais : Êtes-vous heureuse ? Et je répondrai évidemment que oui. Souvent par méconnaissance, les personnes valides lient le handicap au malheur. Je pense que lorsque les personnes valides nous plaignent, en réalité, elles se plaignent elles-mêmes du fait de l’image négative qu’elles ont du handicap. Cela leur parait surement insupportable, alors que la plupart d’entre nous l’acceptons et le vivons bien. Perdre la vue c’est évidemment dramatique mais pour moi c’est comme ça. Comme je vous l’ai dit, je suis heureuse parce qu’indépendante et libre de mes faits et gestes. Jamais je ne me suis sentie exclue de la vie de la cité. Ma seule crainte, peut être, est que l’on me renvoie uniquement à mon handicap. Je suis une personne avant tout avec mon histoire, la vie que je me suis construite, qui me convient parfaitement parce qu’elle a du sens.
• Merci Mme DIAS BORGES. A bientôt au Palais.